A mon tour, après Sylvie, de partager quelques impressions de notre voyage en Inde, et d’entamer aussi ma troisième année de « chroniqueur du vendredi » sur le blog de Michael.
Je vais partir d’une image qui restera dans ma mémoire, celle du moment où nous avons été « lâchés » en plein centre d’une (pourtant !) petite ville indienne (675000 habitants). Je ris encore de l’impression de ne rien comprendre à ce qui se passait autour de moi : pas de trottoirs pour circuler, ou alors envahis par la foule et les motocyclettes en stationnement, un nombre incalculable de ces mêmes motocyclettes, mais en mouvement celles-ci, déboulant dans un vacarme de klaxons complètement assourdissant, de droite, de gauche, devant, derrière. Des conducteurs de rickshaws qui m’interpellent, des voitures soit modernes, soit d’un autre âge qui feraient se retourner dans sa tombe l’inventeur du contrôle technique (en fait, il doit toujours être vivant, c’est une image !), des bus et des taxis. Personne ne porte de casque ni de ceinture. De 1 à 5 personnes, hommes femmes et enfants, se logent sur ces motocyclettes. A aucun moment, un véhicule ne s’arrête pour laisser passer un piéton (a fortiori des dizaines de véhicules !). Je prends conscience que « le klaxon tue le klaxon » et je ne peux m’en servir pour identifier d’où vient le « danger ». Point d’apaisement dans cette cacophonie, deux vaches déambulent, vaquant tranquillement à leurs affaires (mais lesquelles ?). Le tout sur une chaussée étroite et défoncée, jonchée de détritus en tout genre, notamment des sacs et bouteilles plastiques. Traverser un grand carrefour devant un policier manifestement désintéressé de la circulation a été une expérience intéressante (ou plutôt un numéro comique vu de l’extérieur).
Et là, je me suis dit que je devais prendre une décision. Ce que je vois, entends, ressens, analyse et comprends est totalement formaté par mes filtres, mes habitudes d’occidental vivant dans un pays riche. Cette grille de lecture amène inéluctablement aux jugements négatifs, à la critique, au rejet, au dégoût, voire à la peur : désordre, insécurité, saleté, surpopulation, etc. Alors je me suis efforcé de prendre de la hauteur, de me mettre en observateur de moi-même et de la situation, et alors un autre monde est apparu.
Un véritable ballet où des artistes conduisent au centimètre près, avec cette obsession de « passer ». Mais paradoxalement, les visages sont détendus, voire inexpressifs, aucun cri ni insulte n’est échangé, il y a même une forme de courtoisie. De manière miraculeuse, tout le monde passe, et forcément chacun est une fois devant, une fois derrière, mais tout se règle… sans règle, dans une sorte de spontanéité rafraîchissante (malgré les 35° au thermomètre). Peu à peu, une sorte d’ordre se dessine auquel on accède si et seulement si on laisse tomber préjugés et certitudes. Pas d’assurances, pas de protection sociale, pas de retraite, peu d’emplois salariés, peu ou pas d’infrastructures (notamment pour le traitement des innombrables déchets), un système basé sur la débrouillardise et la vie au jour le jour, la mendicité qui est presque un métier, des boutiques qui regorgent de victuailles et d’objets… Et malgré cela (ou grâce à cela ?) une énergie, une générosité, une solidarité, une vitalité, un désir qui fait plaisir à voir et à ressentir. Mais pour accéder à cette vision, il est nécessaire de laisser tomber ses filtres et de regarder ce qui est autour avec un regard neuf, pour le comprendre de l’intérieur et pouvoir l’accueillir. Je le savais, j’en ai fait l’expérience à chaque instant.
En écrivant cette chronique, je me souviens de la lecture de « la géopolitique de l’émotion » où l’auteur, Dominique Moîsi, décrit comment les cultures de peur (en Occident), d’humiliation (Monde Arabe) et d’espoir (Orient) façonnent le monde. Ce voyage m’a rendu encore plus conscient que nous cherchons à nous protéger de tout, parce que nous vivons dans une peur disproportionnée de notre situation réelle (les inquiétudes pour le pouvoir d’achat des Français après, un tel voyage, ça laisse songeur…). En Inde, ce qui transparaît et coexiste avec la pauvreté, c’est l’espoir. Si nous avions quelque chose à importer (ou à craindre ?) de ce pays, ce serait peut-être cela.
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